Société d'Histoire de Revel Saint-Ferréol       

 

TROIS INSPIRATEURS DE RIQUET

Gérard Crevon

 

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Gérard Crevon, L’AUTA n° 27, septembre 2011 ; modifié mai  2014

 

A la mort de Mazarin, en mars 1661, Louis XIV prend en main les destinées du royaume. C’est alors qu’il confie à Jean-Baptiste Colbert la responsabilité des finances royales.
L‘année suivante, le 15 novembre 1662, Pierre Pol Riquet, un obscur fermier des gabelles du Languedoc, écrit à son ministre de tutelle, pour lui soumettre le « dessein d‘un canal qui pourrait se faire dans cette province de Languedoc pour la communication des deux mers Océane et Méditerranée »(1). Ce projet prendra corps dans le creusement du Canal du Midi, une œuvre colossale pour l’époque, dont l’influence sur l’économie de toute une région sera considérable et durable.

Dans la lettre en question et dans le mémoire qui lui est joint, Riquet expose d’une part les raisons qui justifient la réalisation de cet ouvrage et d’autre part la manière d’y procéder. Il y décrit notamment le système qu’il a conçu pour alimenter le canal de façon suffisante à partir des rivières et des ruisseaux qui descendent de la Montagne Noire, un contrefort méridional du Massif Central.
Un passage de cette correspondance traite des projets antérieurs à celui du signataire. On y lit :
« …Le feu roi Henry quatrième, aïeul de notre Monarque, désira passionnément de faire cet ouvrage, feu Monsieur le Cardinal de Joyeuse avait commencé d’y faire travailler et feu Monsieur le Cardinal de Richelieu en souhaitait l’achèvement, l’histoire de France, le recueil des œuvres du dit sieur Cardinal de Joyeuse et plusieurs autres écrits justifient cette vérité… »(2).
Riquet fait là visiblement allusion à des documents précis qu’il a consultés et médités. Or nous avons de bonnes raisons de penser que, parmi ceux-ci, certains existent toujours et sont conservés à Toulouse, aux Archives du Canal du Midi. Dans la première liasse de ce dépôt, celle qui renferme les pièces historiques, se trouvent un opuscule de 14 petites pages et un manuscrit de quatre grandes feuilles dont nous sommes persuadés qu’ils nous viennent de Pierre Pol Riquet lui-même.

En 1633, sous le règne de Louis XIII, Riquet a 24 ans et travaille depuis environ trois ans aux gabelles, l‘administration qui collecte pour le roi l‘impôt sur le sel.
A Paris, cette année là, est imprimé un « Avis » présenté à Richelieu par Messieurs Richot et Baudan « Pour la conjonction de la Mer Océane avec la Méditerranée ». Ces deux ingénieurs y affirment la nécessité de développer le commerce pour assurer la prospérité de l’Etat. A cet effet, la création d’une voie navigable continue entre la Méditerranée et l’Atlantique à travers l’isthme aquitano-languedocien permettrait de dynamiser vigoureusement les échanges entre les rivages qu’elle relierait, de même qu’entre ces derniers et les contrées qu’elle traverserait, et ils insistent sur la nécessité de desservir Toulouse. D’autre part, pour être livrées sur les côtes atlantiques, les marchandises chargées sur les côtes méditerranéennes doivent parcourir un long trajet sous la menace des tempêtes et celle des pirates. Enfin cette route maritime passe nécessairement par le détroit de Gibraltar qui est contrôlé physiquement et fiscalement par le roi d’Espagne. Un canal creusé à travers le Languedoc et reliant l’Aude à la Garonne en suivant l’itinéraire qu’ils proposent d’établir, éliminerait radicalement ces inconvénients majeurs.
Force est de constater que Riquet reprendra tous ces thèmes dans sa lettre à Colbert(3).
Richot et Baudan développent ensuite tous les avantages que l’on retirerait de ce canal. On peut lire en particulier : « Et les sels qu’on prend dans les salines de Narbonne, pour la provision de Carcassonne, Toulouse, Castres, pays de Lauragais, Albigeois, Foix, et autres circonvoisins qu’on ne peut transporter que par charroi et à grands frais, seront aisément transportés aux dits lieux à peu de frais, … ». Une telle assertion ne pouvait que faire mouche dans l’esprit d’un « gabelou ». Elle a dû immanquablement inciter le nôtre à s’intéresser de plus près à la construction d’un canal et aux techniques qui le concernent.
Passant ensuite en revue les différents trajets possibles, les deux ingénieurs démontrent que l’itinéraire joignant l’Aude à la Garonne est bien meilleur que celui joignant le Rhône et la Saône à la Loire à travers l‘étang de Long-Pendu en Bourgogne. Mais ils rejettent l’itinéraire reliant l’Aude au Tarn par l’Agout, tant à cause de l’insuffisance d’eau pour les alimenter à certaines époques de l‘année, qu’à cause des difficultés multiples que présente le cours de l’Agout. Dans le mémoire annexé à sa lettre à Colbert, Riquet reprendra ce dernier argument et le mettra en avant pour écarter, lui aussi, ce trajet. Dans ce document il critiquera également l’itinéraire alternatif par le Rhône, la Saône et la Loire(4), et il rejettera de même le trajet classique par Naurouze et la vallée de l’Hers, mainte fois proposé dans le passé. Celui qu’il va promouvoir à ce moment-là est inédit, il emprunte le Girou, qui coule au pied de son château de Bonrepos.
Accessoirement, son rejet du trajet par l’Agout démontre que Riquet n’a pas découvert par lui-même cet itinéraire possible mais qu’il a pu prendre connaissance de son existence en lisant l‘opuscule des deux ingénieurs. Par contre, sans doute a-t-il localisé personnellement le seuil de Graissens, point bas sur la ligne séparant les versants atlantique et méditerranéen, où il voulait initialement placer le point de partage du canal qu’il proposait de faire passer par la vallée du Girou. La description qu’il donne de ce site dans son mémoire est très précise(5).
Enfin, le problème que pose l’abondance de l’eau indispensable pour alimenter un tel canal est bien mis en évidence par Richot et Baudan, ce qui ne pouvait manquer de sensibiliser sérieusement Riquet à cette question cruciale. Celle-ci sera sa préoccupation majeure dès qu‘il s‘intéressera de près au projet, et constituera l’objet principal de ses recherches. Il la soulignera à son tour dans sa correspondance à Colbert, proposant la solution originale qu‘il avait conçue et qui emportera finalement l‘adhésion des autorités. Sur ce plan, nos deux ingénieurs prétendaient utiliser l’eau de l’Ariège, mais ne s’étendaient pas sur la manière dont ils comptaient s’y prendre. Ils ne précisent d’ailleurs pas non plus les détails de l’itinéraire qu’ils comptent suivre et ne mentionnent même pas le seuil de Naurouze.

Ainsi, on constate que dans sa lettre à Colbert de l’automne 1662 et dans le mémoire qui lui est annexé Riquet utilise de nombreux arguments dont la similitude avec ceux exposés dans l’opuscule de Richot et Baudan apparaît trop étroite pour être fortuite. On peut donc être quasiment certain qu’il a eu cet exemplaire entre les mains, qu’il lui a appartenu.
Reste à savoir dans quelles circonstances et dans quel délai après sa publication Riquet est entré en sa possession. Il est très possible que ce document ait été diffusé assez rapidement dans la région qu’il concernait et au moins à Toulouse. Peut-être même l’ouvrage a-t-il eu un certain écho dans les milieux cultivés de la Province. Si Riquet se l’est procuré, c’est qu’à cette époque il était déjà curieux de cette question. S’il l’a ensuite conservé par devers lui c‘est qu’il lui a accordé une attention particulière. En fin de compte, vu le moment de sa carrière auquel il l’a eu entre les mains, il est très possible que cet opuscule ait été le déclencheur de son intérêt pour la construction d’un canal.

L’autre document remarqué dans la même liasse des archives du canal, est une copie manuscrite de l’étude que Pierre Reneau, un géomètre provençal, avait menée en 1598 à la demande du cardinal de Joyeuse pour Henri IV.
Pour commencer, sans avoir exécuté de nivellement, Reneau désigne le seuil de Naurouze comme étant le point qu’il faut atteindre par un canal qui devra prendre son eau à une altitude plus élevée (dans l’Ariège pour lui aussi) et il décrit une méthodologie et un itinéraire précis pour y parvenir. Sans employer le terme, c’est le concept de point de partage qui est ainsi clairement exposé.
Il indique ensuite les mesures auxquelles il faudra procéder, précise le gabarit que devrait posséder le canal, décrit les divers travaux de génie civil qu’il faudra exécuter, le personnel dont il faudra disposer pour cela, évalue les distances, et fait une première estimation (optimiste) du temps demandé par les différentes tâches et du coût de celles-ci ainsi que de celui des terrains qu’il faudra nécessairement acquérir.
Bref, c’est un véritable petit guide pour l’action que représente ce texte, dont nous sommes persuadés qu’il a appartenu, lui aussi, à Riquet, pour qui il a dû constituer un modèle des plus précieux. Par exemple, dans l’annexe de sa lettre à Colbert, pour identifier comme tel le seuil de Graissens, l’homme de gabelles reproduira exactement la méthode qu’employa le géomètre pour démontrer que Naurouze est un point de partage : il décrira la divergence des ruisseaux de part et d’autre du seuil. Le document original de Reneau étant plus vieux de 35 ans que celui de Richot et Baudan, Riquet ne l’a certainement pas eu entre les mains par hasard mais a dû faire des recherches exprès pour se le procurer. On doit penser que son souci de documentation l’y ait poussé.

Ainsi donc les Archives du canal du midi recèlent, entre autres trésors, deux pièces exceptionnelles dont nous sommes convaincus qu’elles ont indéniablement influencé Riquet et joué un rôle dans la formation de ses idées en matière de canal. Elles nous éclairent sur la démarche intellectuelle suivie par le concepteur et constructeur d’un des ouvrages les plus fameux de son temps et qui, trois siècles après, suscite toujours notre admiration.

 

NOTES

(1) Archives du Canal du Midi, V.N.F., Toulouse. Liasse 1, pièce 6. (= ACM-1-6), Transcription en Français actuel.

(2) op.cit.

(3) « … la facillité et l‘assurance de cette nouvelle navigation fera que le destroit de Gibraltar cessera d‘estre un passage absolument nécessaire, que les revenus du Roy d‘Espaigne à Cadix en seront diminués, et que ceux de nostre Roy augmenteront d‘aultant sur les fermes des entrées et sorties des marchandises de ce royaulme, oultre les droicts qui se prendront sur ledit canal qui monteront à des sommes immenses, et que les subjects de sa Majesté en général profiteront de mille nouveaux commerces et tireront de grands avantages de cette navigation, …» (op. cit., transcription littérale).

(4) « … la navigation sur ce canal seroit sans difficulté, n’estoit celle qui pourroit se rencontrer au navigage contremont la rivière d’Agout et de Tarn, à cause des fréquentes chaussées des moulins qui s’y rencontrent, particulièrement lorsque les eaux sont grandes, car comme ces deux rivières sont fort rapides dans ces rencontres-là, et que leurs lits sont enfoncez et leurs bords extrêmement hauts, on ne scauroit se servir de chevaux à ce travail, et les hommes ne pourroient fere ce tirage et remontement de vaisseaux qu’avec grande peine. C’est une difficulté considérable, et je croy que c’est celle-là mesme qui a reculé le dessein qu’on avoit autresfois de fere ceste jonction des deux mers au moien de l’estang de Longpendu en Bourgoigne auprez d’Autun, qui entre d’un bout dans la rivière d’Arrou et se rend dans Loire entre Nevers et Roüane et de l’autre bout dans une rivière qui va dans Saune et qui joint le fleuve de Rosne à Lyon, qui est de telle rapidité que la navigation contremont en est très difficille, si bien que la communication des deux mers par cest endroit a esté (à ce que je pense) jugée inutile pour ceste considération … » (ACM-1-7)

(5) « … Entre la plaine de Revel, et celle de Castelnaudary, … , se trouve un valon qui faict une petite plaine joignant les autres deux, et au milieu de ceste petite plaine tout en dessoubz de Saint Félix de Carman, et auprez d’un lieu nommé Graissens, on voit en hiver fluer une naissance d’eau, qui se partage à sa sortie et coule des deux costés lentement et sans précipitation, l’un desquels faict le commencement d’un ruisseau … lequel entre à mil pas de là dans un autre ruisseau nommé Leaudaut, [qui par une succession de cours d’eau aboutit dans l’] Agout au lieu de Semalens, distant cinq lieues de ladite naissance d’eau, que j’apele avec raison le point de partage, car il l’est effectivement puisque les eaux, à mesme qu’elles naissent, se partagent des deux costés, de leur propre naturel, et sans contraincte, et se rendent par des sentiers différents dans deux mers bien éloignées l’une de l’autre … L’autre costé dudit point de partage entre à cinquante pas de sa naissance dans une rivière appelée Fresquel, laquelle rivière de Fresquel continue, et conserve son nom jusques qu’elle entre en celle d’Aude, à huit lieues dudit partage et une lieue en dessoubs de la ville de Carcassonne … » (op. cit.).